Sur “Massenpsychologie”.
Un débat après-coup

Echange de lettres après le webinar du 23 avril 2021,
“Nostalgie du père”

JEAN-LUC NANCY (24 avril 2021) :

chers Sergio et Divya,

je voudrais ajouter quelques mots plus précis à la discussion d’hier puisque le temps a manqué : la preuve évidente que Freud ne s’occupe pas de la politique dans Massenpsychologie (ni ailleurs) c’est qu’il prend les cas exemplarismes pour lui de l’armée et de l’église qui sont justement hors-politique voire anti-politiques.  Ces “foules organisées” répondent à un principe donné d’avance, transcendant (pour l’armée c’est le prince ou la Patrie, pour l’Église Dieu).  Or la politique commence lorsqu’il n’y a pas de principe donné – et en cela est-elle an-archique “par principe”.

Freud est “archéphilique” comme je l’ai rappelé (je crois) dans le texte (selon un néologisme que Lacoue-Labarthe et moi avions fabriqué dans La Panique politique, texte qui était déjà un commentaire de Massenpsychologie.  C’est-à-dire que d’une part il pense comme tout le monde qu’il faut un chef, d’autre part il ne se demande pas ce que veut dire “démocratie”… De plus, c’est peut-être lié à ses préoccupations de chef du groupe psychanalytique…. début de la série des luttes de pouvoir psychanalytiques dont a parlé hier Sergio.

Certes, la question du désir de chef reste posée MAIS ce qui intrigue Freud le plus c’est l’identification mutuelle des humains. L’identification à une figure transcendante est bien plus simple que la précédente – et Freud reconnaît qu’il n’a pas percé l’énigme.

Ce qu’on peut dire en revanche n’est que dans son mythe du premier narrateur du meurtre du Père Freud voit bien qu’il doit y avoir les deux types d’identification – mais il efface un peu ce point en négligeant, sûrement exprès, une phrase de Hans Sachs comme je l’ai expliqué dans mon texte (mais hier j’ai sauté ce passage).  Et sur l’identification mutuelle il reconnaît qu’il n’en a pas résolu le problème.

Ainsi je dirais que Freud pose en creux le problème de la démocratie : comment associer des sujets par autre chose que par l’Eros  ?  par un rapport non de sujet à objet mais de sujet à sujet ?  il pressent que cela passe par l’art (la poésie) mais il se garde bien d’aller chercher du côté de la politique…

Voilà. Mon amitié à vous deux.

SERGIO BENVENUTO (24 avril 2021) :

Cher Jean-Luc, et chère Divya,

Quand je dis que la société dont s’occupe Freud est la “société politique”, je veux simplement dire qu’il s’intéresse à des “foules” auxquelles on appartient par choix, même si le choix souvent n’est que supposé.  C’est pour cela qu’il a écrit une Massenpsychologie, et non pas une Gesellschaftpsychologie.

En ce sens, l’église et l’armée sont des Massen proprement politiques, car on ne naît pas “militaire” ; et même si étant enfant on est baptisé par nos parents, on suppose que chacun, plus tard, choisira d’être chrétien, ou juif, ou bouddhiste, etc.  Tandis qu’on n’est pas supposé choisir de naître français ou indien ou italien ; ou riche ou pauvre.  Une Masse est quelque chose à laquelle on adhère, une société est quelque chose qu’on habite.  Bien qu’on puisse émigrer, le temps venu.

Je crois que Freud s’occupe des « collectifs participés », non pas des « collectifs obligés ».  Une grande prison n’est pas une Masse.

Je crois que Jean-Luc ne considère pas l’armée et l’église des Massen politiques car il identifie la politique à ce que j’appellerais “politique froide”, celle faite de négociatyions ou conflits entre des intérêts divergents.  Mais je crois que Freud s’occupe en réalité de “politique chaude”, basée sur l’amour (pour le leader) et les identifications (entre les membres).

Je ne dis donc pas que Freud s’occupe des groupes politiques au sens aristotélicien, car l’homme serait ζῷον πολιτικόν: il s’occupe de “foules” qui se constituent en vue d’un but.

Tu dis, Jean-Luc, que l’armée et l’église sont “des ‘foules organisées’ qui répondent à un principe donné d’avance, transcendant”.  Mais par politique j’entends justement cela: des foules organisées par rapport à un principe donné d’avance, transcendant.  Par exemple, les partis communistes étaient comme des églises, organisés par rapport à un principe transcendant donné d’avance (le socialisme), et je crois qu’on ne pourrait pas nier que les partis communistes étaient de la politique.  Mais l’on peut dire cela de tout autre parti, qui se fonde sur un projet.  Meme le Front National de Le Pen se base sur un idéal transcendant, bien que pour nous rétrograde: le culte de la Patrie.

Parmi les trois pouvoirs envisagés par Weber – le bureaucratique, le traditionnel et le charismatique – Freud en fait ne s’intéresse qu’au pouvoir charismatique.  En d’autres termes: aux Massen chaudes, non pas à celles froides.  La légalité bureaucratique est essentielle dans une société, mais elle ne fait pas Masse: c’est un fonctionnement neutre qui ne réclame pas notre adhésion personnelle, ni un Führer.  Et même pour la tradition, on ne la choisit pas, “on y appartient” dès sa propre naissance.

Par exemple, Freud ne parle pas du tout de l’économie: car l’économie n’est pas quelque chose à laquelle on adhère.  Il n’y a pas de “parti de l’Economie”.  Il faut que tu aies de l’argent si tu veux vivre, c’est tout, nul besoin de “croire” à l’économie (c’est l’envers de la position de Benjamin et d’Agamben, par exemple, sur ce sujet).

Et ainsi, Freud parle de l’église (qui est « la foule de Dieu », le peuple de Dieu) mais non pas des rites et croyances religieuses, qui peuvent être une partie importante de la vie sociale : car la religion est une forme de vie d’un peuple, ce n’est pas une Masse nécessairement organisée.  La religion en tant que telle « tapisse » la vie sociale.  Mais il y a des partis religieux, et alors la religion devient politique, Masse.

A mon avis, c’est pour cette raison que Freud ne parle pas de la démocratie, car elle est un fonctionnement pour choisir qui devra gouverner: c’est un protocole, ce n’est pas une Masse.  Bien sûr, il y a eu et il y a des “partis démocratiques”, mais dans la mesure où la démocratie devient un programme politique, quelque chose qui requiert notre adhésion partisane.  Et dès qu’un pays fonctionne démocratiquement, un “parti démocratique” n’a plus de sens.  Il est vrai qu’aux USA il y a un democratic party, et il y a aussi un Partito Democratico italien, mais ce nom vient comme héritage du passé, quand la démocratie en Amérique n’était pas accomplie et donc on pouvait en faire un programme.

Il y a une partie de la pensée politique moderne qui tend à voir la société elle-même comme un produit politique, plutôt que vice-versa (qu’il faut d’abord une société, et que la politique se définit à son intérieur).  C’est le cas de la pensée d’Ernesto Laclau, par exemple (The Populist Reason).

On peut dire que Freud aussi s’interroge sur la supposée genèse politique de toute société.

En ce sens le mythe du parricide du père de la horde peut être lu: par ce mythe, Freud fait l’hypothèse d’une origine politique de toute société.  En effet, un complot pour tuer le père-tyran, et un accord entre les meurtriers, ce sont des actes éminemment politiques.  Qu’est-ce qu’il y a de plus politique d’une conspiration ?  Freud pensait que la société était l’effet de choix politiques, bien que sanglants, à sa source.  On peut en douter, mais c’était son idée.

Je peux comprendre les critiques à Freud pour la position essentielle qu’il donne au Führer.  En effet Lacan, dans sa théorie des liens sociaux (les quatre discours), ne parle plus de leader mais de S1, de signifiant-maître.  Pour qu’il y ait un lien social, il faut un signifiant-maître, une position de maître, quelque part.  Dans notre discours à trois, qu’il appellerait universitaire, le signifiant-maître est refoulé sous le savoir.  On ne l’aperçoit pas.

C’est tout ce que je voulais dire dans le webinar.

Amitiés. Sergio

JEAN-LUC NANCY (25 avril 2021) :

pour ma part je ne vois chez Freud qu’une chose essentielle : la naissance mythique de la communauté, de l’être-ensemble ; mythique voulant dire passant par la parole.
Autrement dit c’est la parole qui fait le commun et réciproquement ; mais la parole non comme information, comme création, invention ou imagination et d’abord création de la similitude qui n’est ni la mêmeté, ni l’extériorité : là est la question de l’identification sur laquelle bute Freud – et je prétends pas résoudre cette question mais plutôt comprendre comment elle est insoluble ou n’est pas une “question”.

Et à ce titre précède entièrement tout ce qui serait “choix” ou “participation” et qui ne peut être nommé “poltique” que par un abus de langage : je dirais plutôt que la politique (l’idée même de la cité) est apparue lorsqu’il n’y a plus eu de transcendance fondatrice : c’est bien ce que montre l’histoire grecque.
je comprends donc que nous parlons sur des registres hétérogènes, ce qui du reste est normal.

SERGIO BENVENUTO (25 avril 2021):

Oui, nous parlons sur des registres hétérogènes.  Mais je crois qu’ils ne sont pas exclusifs pour cela.

Je suis d’accord avec toi que pour Freud la naissance de la communauté est mythique au sens qu’un mythe la constitue. Et que donc la théorie de Freud est un mythe sur l’origine du mythe.  Je suis d’accord avec toi sur la fonction de la parole et du langage pour la naissance d’une communauté, bien que Freud utilise la métaphore du “poète épique”

Il est vrai que ce qu’on appelle politique est partie prenante d’une communauté.  Mais dans Massenpsychologie Freud privilégie la dimension politique de la “foule”, d’où l’importance qu’il donne au chef charismatique.  On peut être en désaccord avec lui, mais il me semble que son choix soit clair.

JEAN-LUC NANCY (25 avril 2021) :

chère Divya

j’ai enfin pu lire car la traduction n’est pas trop mauvaise (à part quelques obscurités) et je trouve ton analyse très juste et très pénétrante ! tu saisis très bien quelle est la recherche de Freud et il est très intéressant de l’orienter vers la pulsion de mort (d’autant qu’on pourrait dire que ce qui meurt c’est le “moi” et non le ça”)  – c’est-à-dire que ici comme ailleurs Freud ne cesse pas de repousser plus loin l’obscurité de l’origine (au lieu de l’”expliquer” comme on le pense le plus souvent) – et de ce point de vue Lacan est lui aussi très ambigu : il reconnaît le mystère (en disant qu’il est “poème”) mais il lui faut quand même fabriquer des explications (comme “signifiant-maître” ou “sujet clivé” qui au fond sont des façons de nommer ce qui n’est pas nommable mais rend la nomination possible)

Mon seul écart par rapport à toi est dans ce que je viens d’ajouter dans ma réponse à Sergio : pour moi le “mythe” est la parole naissante dans laquelle justement s’ouvre le “commun” – et c’est pourquoi, comme tu le relèves, c’est Freud qui invente le mythe du premier mythologue – et il l’invente en le nommant “poète” ce qui est conforme à ce qu’il a toujours dit de l’art – c’est pourquoi ton utilisation du poème de Poe est excellente et l’idée du “mystère des mystères” exprime exactement ce qui fait dire à Freud que “les pulsions sont nos mythes”

Ton recours au mythe de l’origine de la vie est très éclairant et tu as noué là un lien très important entre les textes de Freud dont nous parlons – et tu as raison de dire que tout ce qui revient à parler du désir de maître compte peu par rapport à la question que tu désignes à travers Eichmann comme celle des “agents” de l’adhésion de masse, qui comme tu dis peuvent être des appareils (et je dirais le sont toujours) car c’est – je pense – une question propre à la modernité, là où le mythe fondateur est en quelque sorte dilué (et perdu comme mythe religieux ou poétique) dans une nécessité rationnelle générale (une technocratie).

C’est moins la question du mythe et du mystère que celle, justement, de l’absence de mythe et de la domination d’un supposé “logos” – et c’est pourquoi ça devient un ensemble d’appareils pratico-idéologiques  et n’est même plus une affaire “politique”

(mais il y a une chose qui m’échappe : quand tu as parlé tu as commencé en parlant d’”anarchie” et dans ton texte il n’y a rien à ce sujet… ???
En tout cas je crois que ce que je veux indiquer comme an-archie primordiale communique avec ce que tu dis de la pulsion de mort

DIVYA DWIVEDI (25 avril 2021):

Cher Jean-Luc, cher Sergio,

Merci beaucoup! je suis aussi émue par la discussion après le séminaire, et un grand merci à Jean-Luc pour avoir ouvert cette conversation et pour tes précieuses remarques sur mon texte.

Comme l’a dit Jean-Luc, la politique est an-archique, c’est-à-dire qu’elle « commence lorsqu’il n’y a pas de principe donné ».  Je voudrais ajouter que la politique commence de cette manière parce que nous sommes « la communauté des abandonnés », abandonnés des fins transcendantes.  Les origines et les fins transcendantes ne constituent pas nos régularités changeantes, ce sont plutôt nos inventions et notre imagination qui le font.  Certains d’entre nous les créent, certains d’entre nous les examinent et certains d’entre nous trouvent les moyens de les échanger contre de nouvelles fins.

Si je me risque à expliquer à ma manière ce que Jean-Luc et Philippe Lacoue-Labarthe ont appelé “archéphilique” chez Freud : Freud cherche l’arché (origine et principe) qui gouverne l’identification de telle sorte que le masse et l’individu puissent être fondés dans l’appareil psychique, voir nostalgique, et il le trouve dans la pulsion de mort («  la fin vers laquelle tend toute vie est la mort »), notion avec laquelle je ne peux pas être d’accord.  L’arché (comme principe) de Freud qui correspond à son arché (comme origine), qui est la pulsion de mort, est ce que j’ai proposé d’appeler le principe de régression – dont le principe de plaisir serait lui-même une modification, étant donné que l’Eros est une modification (un partialtrieb) de la pulsion de mort (et que le principe de réalité est lui-même une modification du principe de plaisir).  Dans ce cas, la nostalgie (pulsion de retour) n’est qu’un autre nom du principe de régression (la pulsion de mort est la compulsion de la répétition).

Dans ses séminaires de Zollikon, l’inquiétude de Heidegger à l’égard de Freud nous apparaît également comme une mise en garde nécessaire : à savoir, que cette théorie des pulsions était une pure hypothèse et n’était pas scientifique, même selon les normes scientifiques contemporaines ; et qu’en s’efforçant d’être scientifique (en conservant la relation cartésienne de sujet-objet), Freud a substitué la causalité à l’origine, qui, puisque les explications ne peuvent être trouvées dans la conscience, est posée dans l’inconscient (où, comme nous l’avons vu, la pulsion de mort en tant qu’origine pulse ; « Trieb ist immer ein Erklärungsversuch […]. Die Erklärungsversuche menschlicher Phänomene aus Trieben haben den methodischen Charakter einer Wissenschaft, deren Sachgebiet gar nicht der Mensch ist, sondern die Mechanik »).  (Je dois ajouter que le principe du Nirvana a été parmi les éléments qui ont perpétué le calamiteux système Indien des castes avec son mythe de l’origine, son organisation sociale, son absolution, et, ensuite, la soumission muette qui exclut l’apparition du politique dans le sous-continent).

Par conséquent, ce qui est pour nous le véritable mystère – comment les individus s’identifient mutuellement, ou comment les sujets se rapportent à d’autres sujets sans la médiation de l’objet, comme le dit Jean-Luc – est exclu par Freud, même s’il sentait l’origine comme quelque chose qui recule dans le passé, dans la préhistoire.  Selon Freud, l’identification secondaire est fortement médiée par des déplacements et des réorientations de l’objet-cathexis et de l’identification première, qui elle-même a son origine dans la pulsion de mort, qui à son tour est aussi fortement médiée (retardée, détournée, dirigée) par l’Éros.  Et l’identification primaire à la phase orale est inséparable du premier choix d’objet (der Anlehnungstypus, ou ce qui est “par étayage” et donc lui-même identifiant).  Donc, ce qu’il appelle “ambivalence” est en effet l’interchangeabilité de “avoir x” (objet) et “être comme x”.  Ainsi, être en commun et avoir (quelque chose) en commun seraient interchangeables ; être- conserve le caractère d’avoir- ; l’amour conserve cette ambivalence, et Freud perd de vue l’existence en commun parce qu’il la détermine comme être-avoir.

N’y a-t-il pas alors une énorme différence entre l’an-archie et l’identification comme existence en commun de Jean-Luc et les types d’identification archéphilique de Freud ?

Encore c’est l’hypothèse du mythe de Freud qui installe la nostalgie du père, puisque nous savons que le mythe de Freud a son propre principe et son origine/fin dans la privation nostalgique (sehnsüchtige Entbehrung) dont il est le véhicule et l’exécuteur.  Tandis que l’appel impersonnel du poème ou du mythe ou du langage, comme le disait Jean-Luc, révèle notre existence en commun, simplement par le fait d’être dit et non par ce qui est dit – à condition que nous restions capables de l’entendre comme l’appel de personne.

D’où viendrait cette capacité, comment pouvons-nous nous entraîner à écouter l’appel obscur de ce qui est sans origine ? Comme l’écrit Shaj Mohan dans l’essai ” Sur la relation entre l’obscur, le cryptique et le public “, c’est en apprenant à être l’animal obscur que nous sommes : « La réalité objective de la raison est une exigence aussi obscure qui ne s’accompagne pas d’un plan.  La liberté constitue l’homme comme un animal qui ne répond pas causalement au monde.  La raison est le pouvoir d’être libre ; la politique est l’entraînement […] à être l’animal obscur.  Le sens que nous pourrions avoir dans la clarification de l’homme en animal obscur par Kant est celui d’un être soumis à aucun plan, mais, en fait, il se caractérise par une préparation à tout plan. »  Cette préparation a besoin de la politique comme lutte pour la liberté, la liberté par rapport à des fins transcendantes.  S’il y avait un nom pour ce projet, ce serait “démocratie”, car la démocratie n’est pas un protocole, car ce projet ne peut avoir de protocole prédéterminé, puisque les protocoles se caractérisent par leur répétition selon des règles. Aujourd’hui, la politique est devenue synonyme de protocoles et de processus de gestion ou managériale, dont le vote n’est qu’un exemple.  Mais la politique ne consiste pas à former des collectivités en désignant nos amis et nos ennemis, et en mettant en scène des fictions de conflit des civilisations.  Au contraire, la politique en tant que lutte pour la liberté est toujours inventive, car les conditions de la politique changent elles-mêmes ; nous créons et nous luttons pour des conditions encore inconnues.  C’est pourquoi nous nous battons à chaque fois, c’est pour la liberté, c’est-à-dire pour que l’ouvert reste ouvert.  Et en cela, les relations réciproques entre l’art, la philosophie et la politique, tout en gardant leurs différences, sont nécessaires, sinon aucune d’entre elles ne sera possible individuellement.  La Démosophia n’est-elle pas aussi le nom de cette tâche, de cette promesse ?

Il est donc vrai que Freud ne pouvait pas chercher l’identification mutuelle ou existence en commun dans la politique, même s’il aurait dû le faire, et qu’il ne pouvait pas penser la démocratie ; Il ne pouvait pas non plus chercher la naissance du commun dans l’art et le poème (la force des inventions et les appels qui nous appellent de façon impersonnelle, non-subjective) puisqu’il ne pouvait pas concevoir une communauté (ou une foule ou une masse, comme on voudra) qui ne soit pas organisée par une position de chef (dans laquelle un objet serait érigé en chef) ou par une idée transcendante (patrie, prince, prêtre, dieu, c’est-à-dire une idée ou un élément qui occuperait le même statut que le chef).

Je rappelle ici que notre séminaire s’est déroulé sous l’appel pressant lancé par Jean-Luc de la situation désastreuse des pandémies, notamment en Inde, au Brésil et ailleurs.  En Inde, on nous raconte constamment le mythe d’un chef superpuissant, décolonial-indigène, qui aurait vaincu le Covid en février 2021.  Ce canular a permis à la véritable catastrophe de se dérouler ce mois-ci sans aucune opposition, critique ou examen de ce chef et de son gouvernement. Et la cendre s’élève des bûchers funéraires au bord des rues.  Ce canular a été projeté et maintenu non pas par la structure mythique de la croyance (comme si la population souhaitait croire à ce canular d’un chef) mais par la force concertée des médias, du système judiciaire, des entreprises qui ont le pouvoir de ne pas tenir compte de ce que les gens pensent et veulent.  (Même aujourd’hui, le gouvernement a demandé à Twitter de supprimer les tweets critiques de son gestion de la pandémie, et car Twitter s’exécute en raison de son intérêt économique, l’incrédulité réelle du peuple indien à l’égard de son mythe ne peut être entendue).

En effet, c’est pourquoi la masse de Freud est anti-politique.  Nous devons apprendre à reconnaître l’anti-politique.  Shaj et moi avions cherché à exposer la même anti-politique à l’œuvre dans la vie et les écrits d’un autre penseur influent, à savoir l’anti-politique théologique de Gandhi.

Mais la tâche la plus importante à accomplir est la suivante : la redéfinition de l’Éros lui-même, de l’inconscient (que Freud nous a appris à ne pas ignorer), de l’identification (ou d’ être-avec; et l’œuvre de Jean-Luc est déjà le début de cette refonte), et de l’ “origine”.

Avec toutes mes amitiés à vous

Divya

SERGIO BENVENUTO (30 avril 2021):

Cher Jean-Luc, chère Divya,

vous avez remué un tas de problèmes, et des commentaires de ma part risqueraient d’être trop longs.

En fait, je suis en train de terminer un livre sur Massenpsychologie, qui sera publié en italien cet été.  Un instant book. C’est en italien, mais je travaillerai à une édition anglaise et/ou française.

Je continue à penser que la Masse dont Freud s’occupe est politique, pour les raisons que j’ai exposées.  Mais il se peut bien que vous donniez à « politique » et donc à « anti-politique » un sens tout à fait spécial, ce qui est légitime.  Mais qui ne correspond pas au sens d’Aristote, par exemple.

Si on lit les anthropologues, on se rend compte que la dimension politique est présente dans toute société, meme très primitive. Par exemple, Lévi-Strauss parlait de la grande habilité politique d’un chef Nambikwara… et les Nambikwara étaient parmi les peuples plus pauvres et primitifs du monde.

A ce que je comprends, vous considérez la politique comme une dimension relativement récente, qui suit à la fin d’un principe transcendant réglant la communauté. Il me semble de comprendre que vous identifiez la politique à la démocratie, à partir de la démocratie grecque, vous lui donnez un sens très moderne…  Et Divya semble identifier la lutte politique avec celle pour la liberté.  Alors notre désaccord est compréhensible: par “politique” nous entendons deux chose différentes.

Vous pensez surtout à notre époque qui, par la démocratie et le socialisme, essaie de politiser toute la société.  Dans l’Ancien Régime la politique était faite par les Grands, aujourd’hui on pense que le souverain est le peuple, et donc le peuple, comme tout souverain, doit faire de la politique.  Sa propre société n’est plus là où on nait, mais ce qu’on fait.  Mias je répète, ce sens de politique est très récent.

Je voudrais ici dire une chose sur l’identification entre les membres d’une Masse.  Si j’ai bien compris, cela pose des problèmes à Divya.

En fait Freud appelle “identification” des processus bien différents.  La distinction, proposée par Lacan, entre une identification imaginaire et une identification symbolique est déjà un début pour clarifier ce concept.

Pour Freud, le Führer n’est pas un objet d’identification mais d’amour, tandis que les membres de la même Masse sont des objets d’identification.  Mais j’ai des problèmes à appeler “identification” le lien qu’il y a entre des “camarades”.  Etant jeune, j’ai été un militant politique, et donc je sais comment cela se passe.  Je crois qu’il y a un lien de fraternité ou de sororité entre les membres d’une Masse.  Si l’on est frères et sœurs par rapport à un parent commun, ainsi on est “du même côté” (politique, philosophique, artistique, militaire, etc.) si l’on suit le même leader – ou, selon la ré-écriture de Lacan, si on se met sous le même Signifiant-Maître.  On se sent « frères » ou « sœurs » par un partage symbolique, pour le fait qu’on est à l’intérieur ou à l’extérieur de cette ligne symbolique.  Et il suffit que cette ligne symbolique se déplace, pour que la fraternité (appelée identification par Freud) devienne ‘fraguerrenité’…  La camaraderie est impensable sans un clivage symbolique entre “amis” et “ennemis”, comme Carl Schmitt l’a dit.  Et s’il n’y a pas d’ennemis, entre “nous” et “tous les autres”.

La différence par rapport à Freud est qu’il voit le Führer essentiellement comme une personne concrète, mais le Führer peut être la Cause.  La Cause est la cause (au sens grec de αἰτία) de toute Masse. En ce sens-là je dis que la foule dont Freud s’occupe est essentiellement politique. Ce qui n’empêche qu’il faudrait analyser aussi la pulsion anti-politique, dirai-je, l’illusion anti-politique.

En effet, les partis qu’on dit “conservateurs” souvent font appel à l’anti-politique, au sens qu’ils disent aux votants: “Ne fais autre chose que de t’occuper de tes affaires!  Je vais gouverner pour que tu ne sois pas contraint à t’occuper de politique!”  Dans les sociétés modernes, un tas de politique est basée sur l’angoisse du politique, à savoir, beaucoup de monde évite de penser à la politique parce que cela signifie devoir penser au “bien commun”, tandis que beaucoup de monde n’est concerné que par son propre “bien”.  C’est ainsi que l’anti-politique est une illusion, une auto-tromperie: si tu vis dans une société, tu dois penser aux soucis des autres.  C’est pourquoi l’énonciation droitière typique est: “Il  ne faut pas parler de politique ici!”  Mais cela est déjà une prescription politique… Kant avait parlé d’ungesellige Geselligkeit; nous devrions parler aussi d’unpolitische Politik.

A bientôt

Sergio